Débuts pittoresques pour l'école de Jabrun (an VI)
Pour faire écho à la nouvelle exposition présentée par les Archives du Cantal à compter du 2 juin, « De la craie à la plume : retour sur un siècle d’école dans le Cantal », le document du mois de juin évoque les débuts de l’enseignement primaire public sous la Révolution. Il s’agit d’un rapport d’inspection de l’école rédigé par un dénommé Veissade, « agiand de la commune de Jabrun », qui, comme on peut le constater, éprouve lui-même quelques difficultés avec l’orthographe : « Je y ey trouvé fort peu d’anfans et d’un bas agie qui avet le petit alfabet à leur main, j’ei trouvé sur la table de la maison le tablau calandrié de la Republique francese. Jeanne Domeingie faisant les foncions d’estututrice natife de ladite commune agiée d’anviron quarante cinq an d’une capacité fort tranquile ; sa profecion et la filure de lene pour la fature des cadys ou la couture, ele ne set pouint écrire […] l’aiant requise à signier mon proces verbal elle m’a repondu ne le savouer faire, vous savés que je suis native de parans de basse qualité n’aiant pas de moiens pour moue le faire aprandre ». A la lecture de ces quelques lignes, on s’aperçoit que la situation de l’école de Jabrun n’est pas brillante. Les élèves sont très jeunes et peu nombreux. Ce qui peut toutefois s’expliquer par la date de l’inspection. Nous sommes le 24 messidor, soit le 12 juillet 1798 du calendrier grégorien, aussi « depuis le bau tans arivé ele a eu fort peu d’anfans etant ocupés dans la maison pour la garde des bestiaus ». Dans ces conditions, l’apprentissage du français semble plus que limité. Quant aux mathématiques, le rapport n’en fait même pas état.
Malgré sa bonne volonté, Jeanne Domeingie n’a d’institutrice que la fonction, elle n’en a pas la formation et encore moins les compétences. C’est une situation fréquente à cette période où l’une des principales difficultés rencontrées par l’enseignement primaire est de trouver des maîtres qualifiés. La création de l’école de Jabrun semble très récente. Deux ans plutôt, dans sa séance du neuf messidor an IV , l’administration du canton de Chaudes-Aigues arrête la création d’une « école à Jabrun dont le nombre des élèves pourra être de quarante ». Toutefois, en l’an V, elle n’existe toujours pas . A cette date, le recrutement d’un instituteur ou d’une institutrice est très compliqué voire impossible pour les communes rurales du Cantal. Un rapport du directoire du district d’Aurillac au directoire du département est très instructif à ce sujet : « il n’a été ouvert des écoles que dans très peu de communes. […] Quand l’administration s’est plainte aux municipalités de ce qu’elles n’activaient point des établissements aussi utiles, dont la nation faisait les frais, elles ont répondu qu’il n’y avait point de personne propre à l’enseignement et quelques-unes même en ont réclamé de l’administration qui a été également embarrassée pour leur en procurer […]. Avant la révolution l’enseignement était généralement confié dans ce département à des ecclésiastiques séculiers ou réguliers, à des filles cloîtrées ou non cloîtrées. Il a été impossible de remplacer les anciens instituteurs et institutrices : beaucoup de prêtres et plus encore de filles ont été obligés de renoncer à l’enseignement pour n’avoir pas obéi aux lois ».
Sous l’Ancien Régime, l’enseignement est une des fonctions de l’Eglise, et les premiers temps de la Révolution ne changent rien au fonctionnement des petites écoles. Cependant la discorde religieuse née de la Constitution civile du clergé et de l’obligation de prêter serment pour les ecclésiastiques, désorganise le système en place. Dans le même temps, se développe l’idée que l’instruction est nécessaire pour former des citoyens et qu’elle ne doit plus être un privilège. Une première loi datée du 29 frimaire an II, très ambitieuse, crée un enseignement primaire avec des maîtres rétribués par la République. L’enseignement est libre, mais sous contrôle de l’Etat, et surtout obligatoire pour les enfants de 7 à 10 ans. Un an plus tard, le 27 brumaire an III, devant les difficultés d’organisation, une nouvelle loi, plus restrictive, est proclamée. Elle permet l’ouverture d’écoles non reconnues par la République et l’obligation scolaire est supprimée. A partir de l’an IV, c’est un nouveau recul. Les enseignants ne sont plus rétribués par un traitement fixe mais par les élèves eux-mêmes, c’est la « fin du rêve d’éduquer un peuple tout entier ». Ils sont désormais recrutés par un jury d’instruction. Il y a en a un jury par district, composé de trois membres désignés par l’administration, parmi les pères de famille. Les instituteurs sont élus par le jury et doivent être confirmés par l’administration. Mais les candidats ne se bousculent pas. Le 6 nivôse an V, les membres du jury d’instruction du district de Saint-Flour écrivent aux administrateurs du département : « nous vous envoyons la liste des instituteurs et institutrices que nous avons agréés, vous serez étonnés sans doute, comme nous, du petit nombre de sujets qui sont portés dans cette liste. D’après les publications et affiches que nous avions fait faire, nous devions nous attendre à un plus grand concours ». Louise Beaufils est ainsi nommée institutrice de l’école primaire du quartier haut de Saint-Flour mais c’est un choix par défaut : « comme il n’y a pas eu de concours pour cette place et qu’elle s’est trouvée la seule inscrite au tableau […], l’administration n’a pas pu faire autrement que de vous l’adresser […]. Nous pensons aujourd’hui qu’il serait possible de trouver des sujets plus propres à cette place […]. La citoyenne Beaufils ne nous parait pas avoir toute l’instruction nécessaire, n’y le ton de décence qui convient aux fonctions qu’elle aurait à remplir ». Plus que ses compétences, c’est sa moralité qui pose question, aussi l’administration municipale de Saint-Flour demande de sursoir à sa nomination.
L’école de Jabrun n’est pas un cas isolé. La pénurie d’instituteurs oblige l’administration à faire des concessions et l’enseignement primaire public doit faire face à la concurrence des « écoles privées ». Comme le signale l’agent Veissade à propos des élèves de Jeanne Domeingie : « la lecture étant comancées leurs parans les placent a lieurs dans des maisons où y a de gyans pour leur aprandre à lire comme il faut ou à écrire ». Si cette école a le mérite d’exister, l’écart est grand entre les ambitions affichées par les révolutionnaires et la réalité du terrain.
Cote ADC : L 375.
Texte rédigé par Nicolas Laparra.
[1] Cote ADC : L 375
[1] Cote ADC : L 1338 (Description de l'organisation de l'instruction publique dans le département en réponse à une circulaire de l'administration centrale (an V))
[1] Cote ADC : L 373
[1] Sous la direction de Dominique Julia, Atlas de la Révolution française, tome 2, L’enseignement 1760-1815, Paris, 1987, p. 10.
[1] Cote ADC : L 1335
I
Pêcheurs contre braconniers (1902)
Depuis la Révolution française et l’abolition des privilèges, le droit de pêche n’est plus un droit exclusif. Un décret du 28 novembre 1793 reconnaît « la liberté de pêche pour tous et sur tous les cours d’eau ». Mais, très vite, cette liberté totale entraîne un pillage des rivières et étangs. En conséquence, l’autorité publique doit assez rapidement encadrer et réglementer cette pratique. Dès le 4 mai 1802, une nouvelle loi redonne à l’Etat l’exclusivité du droit de pêche sur les rivières navigables et flottables, appartenant autrefois au Roi. Pour ce qui est des cours d’eau non navigable, en 1805, un avis du Conseil d’État confie la gestion de ce droit aux propriétaires riverains. Faisant suite à ces grands principes régissant le droit de pêche, la première grande loi encadrant la pêche fluviale est votée le 15 avril 1829. Elle réaffirme la liberté de pêche mais réglemente son usage avec notamment le développement de garde-pêches, l’interdiction de certains instruments de pêche et les premières réglementations sur la taille et les espèces capturées. A cette date, la pêche, comme loisir, est encore marginale. Il faut attendre les années 1870 et la Belle Epoque pour qu’elle prenne véritablement son essor, c’est le temps des sociétés de pêche et de la démocratisation.
C’est dans ce contexte qu’est fondée la Société des Pêcheurs à la Ligne de l’Arrondissement d’Aurillac, première du genre dans le département. Facilité par la nouvelle loi de 1901 sur les associations, cette création est une nécessité pour les pêcheurs : « Les associations de pêcheurs répondent au besoin inné de se grouper et de s’unir en vue d’un ou plusieurs buts communs, qu’un pêcheur isolé serait incapable d’atteindre : lutte contre le braconnage et la pollution des eaux, repeuplement des rivières dévastées, exercice en commun du droit de pêche dans les cours d’eau où la location de vastes étendues est très onéreuse. De ce besoin est née l’idée du groupement qui permet de mener tout cela à bien ; d’où la formation des sociétés de pêcheurs, qui ont vu le jour sur tous les coins du territoire national sillonnés par les cours d’eau[1] ». La naissance et la diffusion de ces sociétés va de pair avec une volonté de gérer les ressources piscicoles du pays. Pour Jean-François Malange[2]: « Les liens privilégiés entre pêche à la ligne et pisciculture ne font désormais plus de doute. La pisciculture est l’une des causes premières de la naissance et de la diffusion des sociétés de pêche à la ligne. […] En effet, le thème du dépeuplement des eaux douces et, plus largement, le souci de la gestion du milieu aquatique sont dans l’essence même des sociétés et en sont, par la même, l’une des causes ».
C’est bien cet objectif que poursuivent à leur tour les pêcheurs aurillacois. A l’initiative de M. Volmerange, inspecteur des Eaux et Forêts, une réunion préparatoire se déroule en mairie d’Aurillac le 19 janvier 1902[3]. Devant une assistance de 150 personnes, il souhaite que la future société lutte contre les empoisonneurs de rivière, offre des primes pour la répression du braconnage ou encore, encourage la pisciculture. Un bureau provisoire est nommé, chargé de rédiger les futurs statuts qui seront votés le dimanche suivant. Un fascicule de douze pages, présentant la composition administrative de la société, les 14 articles des statuts et des extraits des lois et règlements relatifs à la pêche fluviale est ainsi édité. L’article II énonce les principaux buts de la société : « 1° de concourir comme auxiliaire de l’Etat à l’assainissement et au repeuplement des rivières et ruisseaux ; 2° d’aider pour tous les moyens légaux à la répression du braconnage et en particulier de l’empoisonnement ; 3° d’étudier les préjudices causés à la pisciculture par l’utilisation agricole et industrielle des eaux ». Les débuts de la société aurillacoise sont prometteurs. Elle compte déjà 310 membres lors de la première assemblée générale du 13 avril 1902, lesquels se sont acquittés de 1200 francs de cotisations, dont la moitié sera reversée comme gratifications aux agents verbalisateurs.
En effet, la lutte contre le braconnage semble être une priorité. Les travaux de Germain Pouget démontrent qu’il est relativement fréquent à cette date dans la région d’Aurillac : « il existe des pêcheurs professionnels qui dévastent le Jordanne, qui est empoisonnée même dans la traversée d’Aurillac (juin 1906 et juillet 1914) ». En témoigne cet « Avis aux ménagères » qu’il relève dans la presse locale : « N’achetez pas de truites empoisonnées, car elles sont malsaines et peuvent, dans certains cas, provoquer des empoisonnements très graves. Soulevez les « oreillons » de la truite. La partie dentelée, appelée « ouïes » ou « branchies », doit être rouge ou rose vif. Dans le cas d’empoisonnement, les ouïes sont d’un blanc crème sale » (10 juillet 1904). Autre extrait d’un article du 21 juillet 1905 : « L’été dernier, une bande de ces pêcheurs endurcis - cinq habitués de la correctionnelle - mit méthodiquement la Cère en coupe réglée, d’Yolet à Lacapelle-Viescamp. La troupe se fixait dans un village qu’elle ne quittait - tout en descendant la cours de la rivière – que lorsque tous les gouffres et « gourgues » des environs étaient complètement dépeuplés. Des témoins affirment que plus d’un quintal de poissons était tous les jours détruit par ces messieurs, et vendu en ville par leurs femmes ». L’usage du poison, en particulier le chlore, et des explosifs, la dynamite, est des plus fréquents. Dans un article paru le 26 février 1902, Victor Lano, membre de la société, estime que « les rivières du département du Cantal, si poissonneuses autrefois, ont été soumises à un tel pillage que, dans la plupart d’entre elles, le poisson a presque disparu » avec pour mot d’ordre « Marchons contre l’ennemi commun : l’empoisonneur ».
Aucune étude sérieuse, quantitative ou qualitative, ne permet d’affirmer ou de contredire l’authenticité d’un tel dépeuplement des rivières à cette époque[4]. En revanche, comme en témoigne la création de cette société de pêche, les pêcheurs aurillacois semblent en être convaincus. Il ne se regroupent pas simplement par passion pour cette pratique mais bien par une volonté commune de protéger les cours d’eau et la ressource piscicole. Jean-François Malange estime « possible de parler de l’apparition d’une conscience écologique, hypothèse qui devra être confirmée ou infirmée par des travaux ultérieurs ».
Cotes ADC : 86 M 1 et 10 JOUR 31.
Texte rédigé par Nicolas Laparra.
[1] Guinot (R.), Les secrets de la pêche à la ligne. Suivi d’un traité d’un traité sur les devoirs des pêcheurs à la ligne, la formation d’une société de pêche, l’organisation d’un concours de pêche, Saint-Etienne, Manufacture française d’armes et cycles, 1929, p. 119.
[2] Malange (J.F.), Pêche à la ligne et gestion des ressources piscicoles, Université de Toulouse, Laboratoire Framespa
[3]Cote ADC : 76 J 77 (Fonds Germain Pouget).
[4] Malange (J.F.), Pêche à la ligne et gestion des ressources piscicoles, Université de Toulouse, Laboratoire Framespa
I
Visions d'une exploitation agricole de l'entre-deux-guerres en Planèze :
un bail à ferme singulier (1927)
Emanant du droit romain, le bail à ferme agricole est un contrat de location de terres et/ou de bâtiments par un propriétaire, appelé bailleur, à un exploitant, appelé preneur. Il en réglemente l’usage, pour une période donnée et à des conditions négociées, contre paiement d'un loyer, appelé fermage. Le loyer est fixe et contractualisé par le bail, à la différence du métayage dans lequel propriétaire et métayer se partagent les récoltes de l’année. Ce mode d’exploitation, presque disparu au Moyen Age, se développe peu à peu à partir des XVe et XVIe siècles. L’abolition du régime seigneurial à la Révolution, émancipe et renforce la propriété paysanne. La condition juridique du fermage est réglementée par le code civil de 1804. Le bail à ferme reste un contrat libre dont les règles sont fixées par la seule volonté des deux parties contractantes, bien que souvent tempérée par la coutume et l’usage. Il faudra attendre 1946 pour voir l’instauration, en France, d’un véritable statut du fermage et du métayage.
Le bail à ferme présenté ici est conclu le 23 mars 1927 par-devant Me Marcel Favardin, notaire à Saint-Flour, entre Alexis Bouniol, industriel à Paris, propriétaire bailleur, et les preneurs, Jean-Pierre Cros et Victorine Salaville. Ces derniers s’engagent solidairement pour une durée de trois ans, à compter du 25 décembre 1926, à exploiter « l’entier corps de domaine que M. Bouniol possède à Ternepessade commune de Saint-Flour », à l’exception toutefois de la maison de maître et de son jardin. Pour se faire, ils « sont tenus d’habiter par eux même avec leur famille et leurs domestiques le corps de ferme loué, qu’ils garniront de meubles, objets mobiliers, instruments aratoires, chevaux, bestiaux en suffisante quantité pour répondre du paiement exact du fermage ». Ils s’engagent aussi à entretenir l’ensemble des bâtiments, « afin de les rendre à l’expiration du bail dans l’état où ils les auront reçus » sans pour autant « pouvoir prétendre à aucune indemnité ni à aucune diminution de fermage ». Quant aux cultures, « ils seront tenus de bien et dûment labourer, fumer, cultiver et ensemencer les terres », « ils devront faucher les prés en temps et saisons convenables, les étaupiner, entretenir les canaux d’irrigation et rigoles ; fumer un tiers des prairies tous les ans ». En contrepartie, « ils auront droit à l’émondage des arbres du domaine », c’est-à-dire à l’usage du bois provenant de la taille des arbres. Ils pourront de même utiliser le bois et fagots nécessaires à leur chauffage. Le bail fixe aussi d’autres obligations ou interdictions quant à la sous-location éventuelle du fermage, à la répartition des impôts ou encore au droit de chasse, « expressément réservé » au bailleur. Viennent ensuite les « Réserves » ou redevances en nature dues par les preneurs : « deux litres de lait non écrémé par jour, une livre de beurre par semaine »…
Après l’énoncé des droits et obligations des contractants, Me Favardin établit un état des lieux très détaillé du domaine de Ternepessade. C’est une véritable mine d’informations, reflet de ce que pouvait être une exploitation agricole traditionnelle en Planèze durant l’entre-deux-guerres. Il distingue trois grands ensembles : le mobilier, le cheptel mort (ensemble du matériel agricole) et le cheptel vif (bétail). Le mobilier est assez sommaire : deux tables, quatre bancs, un fourneau avec marmites, un vaisselier et deux armoires… Comme prévu par le bail, il revient aux preneurs de meubler les lieux. On notera tout de même la présence d’un four à pain avec ses accessoires. Le cheptel mort est plus conséquent, on y trouve l’ensemble du matériel nécessaire à l’exploitation du domaine : échelles, tombereaux, chars, outils pour le ferrage, jougs, fourches, pelles, pioches, faucheuse, moissonneuse, charrues, brabant (charrue réversible), faux, herse… Si l’on peut y voir les débuts d’une mécanisation avec la faucheuse et la moissonneuse, la traction reste encore totalement animale. Le bail fait aussi état des grains, « soixante double-décalitres de seigle, trente double-décalitres d’avoine » et des fourrages, « quatorze meules de paille de quatorze quintaux chacune, un tas de foin de seize mètres cubes trente-deux centimètres-cubes » entreposés dans les granges.
Me Favardin s’attache ensuite à dépeindre très précisément l’état du cheptel vif de race Aubrac. Les bêtes sont décrites au centimètre près, preuve de leur valeur. A tel point que la description est même accompagnée d’un croquis précisant les zones utilisées pour la prise de mesures. Le cheptel se compose ainsi de « deux bœufs de trois ans, première qualité, l’un mesurant ; tour de cou : deux mètres cinq centimètres ; tour de poitrail : un mètre quatre-vingt-quinze centimètres ; milieu du ventre : deux mètres quinze centimètres ; tour des hanches : un mètre quatre-vingt-cinq centimètres ». Il y a aussi deux vaches de six ans « pour atteler », trois autres vaches et un taurillon de dix-huit mois, le tout décrit de la même manière. Il est spécifié que toutes les vaches sont pleines. La précision de la description du cheptel n’est pas anodine. A la fin du fermage, le fermier doit le restituer tel qu’il l’a pris en charge. C’est une source fréquente de conflits entre fermiers et propriétaires[1]. A partir des années 1920, pour éviter ces désaccords, plutôt que d’évaluer les animaux sur leur valeur financière fluctuante, l’habitude fut prise de les évaluer sur différents critères : âge, poids, taille, formes ou qualités laitières. A ce modeste cheptel, s’ajoutent « deux vaches laitières de douze à treize ans en bon état » et « trente-cinq poules et coq ».
La ferme de Ternepessade semble assez bien correspondre à une ferme moyenne de la Planèze des années 1920. La mécanisation est balbutiante sinon absente. La culture céréalière, en particulier du seigle, traditionnelle dans cette région du Cantal, est encore dominante. L’élevage semble demeurer au second plan avec quelques bovins pourvoyeurs de force de travail, de fumier et d’un peu de lait. Alfred Durand parle de ferme des « pays mixtes » par opposition au ferme des « pays pastoraux » pour lesquelles la production laitière, plus rentable, est devenue peu à peu prédominante au cours du XIXe siècle. Il y décrit une ferme moyenne comme entretenant 8 à 10 vaches pour une superficie de 20 à 25 ha. En 1938, il estime qu’une telle ferme peut produire un bénéfice de 12000 francs par an (10 000 francs de 1927)[2]. Le fermage demandé aux époux Cros en 1927 est de 8000 francs. Comme de tradition, il doit être payé en un seul terme à la Saint-Martin (11 novembre) de chaque année.
Cote ADC : 3 E 338/36. Texte rédigé par Nicolas Laparra
[1] La vie rurale dans les massifs volcaniques des Dores, du Cézallier, du Cantal et de l'Aubrac / par Alfred Durand, Aurillac : Imprimerie moderne, 1946. - Thèse Lettres Clermont-Ferrand : 1946
[2] D’après le convertisseur de l’INSEE : https://www.insee.fr/fr/information/2417794
I
Portrait statistique de l'apiculture cantalienne (1841):
Au cœur de l’actualité environnementale depuis quelques années, en raison de leur inquiétante surmortalité, nous savons tous désormais la place prépondérante qu’occupent les abeilles dans la biodiversité. Une journée mondiale leur est ainsi dédiée le 20 mai, jour de naissance en 1734, d’Anton Janša, pionnier de l’apiculture moderne. Les populations d’abeilles sauvages et d’abeilles domestiques diminuent sous l’effet de plusieurs facteurs : destruction de leur habitat naturel et de la flore, exposition aux pesticides et aux virus, et effets du changement climatique. Les abeilles dites domestiques sont les plus exposées. Les apiculteurs cantaliens ont ainsi perdu 30 à 40 % de leurs colonies en 2024. Il existe désormais en France un Observatoire des Mortalités et des Affaiblissements de l’Abeille mellifère (OMAA) dont l’objectif est d’inventorier et d’analyser ces épisodes de surmortalité et de déclin des colonies d’abeilles. D’après les chiffres du ministère de l’Agriculture, la France compte aujourd’hui plus de 71 000 apiculteurs qui entretiennent près de 1,4 millions de ruches en production. Comme on peut le comprendre, il est indispensable de disposer de statistiques fiables pour étudier l’évolution de ces phénomènes dans le temps. Le document présenté en ce mois de mai témoigne de cette volonté. Il s’agit de statistiques apicoles relevées dans l’arrondissement de Saint-Flour en 1841.
Les premières enquêtes consacrées à l’agriculture apparaissent dans la seconde moitié du XVIIIe siècle sous l’influence des progrès de la science économique. Il faut toutefois attendre 1833 et la création du Service central de la Statistique, devenu par la suite Statistique générale de la France, pour que se mette en place une véritable pratique statistique institutionnalisée et centralisée. La première enquête agricole, rattachée à un Service chargé de la Statistique, est réalisée entre 1836 et 18401. Le 28 février 1841, le bureau de la Statistique générale de France, demande au préfet du Cantal de lui adresser pour l’achèvement de la Statistique agricole du Royaume trois tableaux séparés par arrondissement des statistiques des productions apicole, de laine et de paille. Concernant l’apiculture, il s’agit d’indiquer « la quantité de ruches d’abeilles exploitées, la quantité de miel qu’elles donnent chacune annuellement, celle de cire » et « le prix moyen de chacun de ces produits ». Pour répondre à cette requête, le préfet s’adresse à ses sous-préfets chargés de lui faire remonter l’information. Pour se faire, le sous-préfet de Saint-Flour, demande à chaque maire de son arrondissement de lui fournir les renseignements requis. Dès le 10 juin, le ministère demande au préfet « de hâter l’exécution et l’envoi des données complétives de la Statistique agricole […] relatives aux abeilles, aux laines et aux pailles. Le travail qui doit les comprendre touche à sa fin ».
Ce n’est toutefois que le 18 juillet, que le sous-préfet de Saint-Flour transmet au préfet le relevé des états fournis par les maires. Il se plaint de la mauvaise volonté de certains maires à le seconder : « il m’a été impossible de vous faire parvenir plutôt (sic) ce travail parce que, malgré cinq rappels, un grand nombre de maires ne m’en ont pas fourni les éléments ; j’ai dû dès lors, en me conformant aux dispositions de votre lettre du 9 de ce mois, établir des calculs approximatifs, en prenant pour base le terme moyen des résultats donnés dans les communes voisines ». On touche là aux limites de ces statistiques, limites dont le sous-préfet a bien conscience : « ces renseignements vous paraîtront, comme à moi, bien incomplets, en faisant attention aux différences énormes constatées dans les produits ou dans leurs prix, d’une commune à l’autre ; le terme moyen dans l’arrondissement serait peut-être plus exact, je l’ai fait établir à la fin de mon tableau ». Au total, on compte alors 3077 ruches exploitées dans l’arrondissement pour un total de 4266 kg de miel produit soit 1,386 kg par ruche. Comme le signale le sous-préfet, les chiffres divergent beaucoup d’une commune à l’autre. Ainsi, à Anterrieux, il a été récolté 126 kg de miel pour seulement 20 ruches soit plus de 6 kg par ruche tandis qu’à Chaliers, c’est seulement 6 kg de miel pour 70 ruches ! Qu’est-ce qui peut expliquer de tels écarts ? Erreurs statistiques, évènement climatique exceptionnel ou maladie ?
Les moyennes pour l’arrondissement sont peut-être plus parlantes. En tout état de cause, elles ne sont pas très éloignées de celles d’Aurillac avec une moyenne arrondie à 1,5 kg de miel récoltés par ruche. Dans sa réponse finale, le préfet dit avoir « fait recueillir aussi soigneusement que possible les documents demandés ». Il se permet toutefois d’ajouter « quelques observations générales qui n’ont pu trouver place sur ces tableaux ». Ces remarques, très instructives, nous en apprennent en définitive plus sur l’apiculture cantalienne d’alors que les statistiques elles-mêmes : « pour l’élevage des abeilles dans ce département, on ne suit aucune méthode bien rationnelle ni pour la forme des ruches, ni pour l’époque de la récolte du miel ni pour l’exposition, ni pour les soins à leur donner. Aussi y-a-t’il une différence très grande dans le produit en miel et en cire d’une ruche d’une commune à l’autre ». Le préfet tente-t-il de justifier les écarts statistiques relevés ou s’agit-il d’une véritable explication à ces différences ? A la lecture de ces documents, il n’y a pas assez de données fiables pour permettre de confirmer ou d’infirmer ses observations. Il est aussi demandé au préfet de fournir le prix moyen du miel et de la cire, mais là encore les chiffres varient fortement d’une commune à l’autre : de 40 centimes le kg de miel aux Ternes à 1,60 franc à Neuvéglise. Le prix moyen pour l’arrondissement est de 77 centimes. Le préfet observe qu’il « ne se vend du reste que point ou peu de miel, cette denrée n’entre pas dans le commerce, elle se consomme dans les ménages. La cire seule se vend et encore la plupart des cultivateurs en mettent en réserve pour la fabrication de cierges qu’ils ont obligés de fournir à la fabrique des églises quand ils ont des offices ou des messes à faire dire ».
Malgré ses imperfections, cette étude statistique permet d’avoir une image de ce que pouvait être l’apiculture cantalienne dans la première moitié du XIXe siècle. Les termes d’apiculture ou d’apiculteur ne sont d’ailleurs jamais employés. Il semble plutôt s’agir d’une production encore marginale, ancrée dans les habitudes de quelques cultivateurs, et intégrée à une agriculture autosuffisante.
Cotes ADC : 130 M 2.
Texte rédigé par Nicolas Laparra.
1 https://bibagri.hypotheses.org/2288
I
"Epidémies en manuscrit"
Avec les progrès de la médecine, nos sociétés modernes auraient pu se penser à l’abri des grandes maladies infectieuses, considérées comme des fléaux d’un autre temps. L’épidémie de Covid-19 a démontré le contraire, remettant en cause ce sentiment d’immunité. Elle a ranimé dans la mémoire collective le souvenir des grandes épidémies de peste et autres fièvres, pour certaines encore inexpliquées. L’apparition des épidémies est inhérente au développement de l’humanité. Longtemps, elles n’ont existé que par leurs symptômes, restant subies sans être comprises. Les populations sont frappées par des maladies diverses, le plus fréquemment d’origine animale : tuberculose, lèpre, peste, typhus… Le développement des échanges favorise leur propagation, faisant de la mise en quarantaine le seul mode de prévention rationnel face à une mortalité effroyable. Il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour que Robert Koch (1843-1910) puis Louis Pasteur (1822-1895) parviennent à démontrer l’existence d’agents infectieux.
Le document présenté ce mois-ci précède de quelques années cette révolution médicale. Il s’agit d’une « Bibliographie des maladies épidémiques, contagieuses et épizootiques » conservées par les Archives du Cantal. Elle provient de l’étude de Me Gizolme, notaire à Vic-sur-Cère dans la première moitié du XXe siècle. Nous ne disposons d’aucune autre information à son sujet. Elle est anonyme et n’est pas précisément datée. On peut toutefois légitimement penser qu’elle a été écrite au début du XIXe siècle. En effet, les textes ou évènements les plus récents auxquels l’auteur fait référence datent de l’année 1815. La tranche du registre porte la mention « Epidémies en manuscrit T° I », ce qui laisse à penser qu’il devait y avoir au moins deux tomes. La lecture du document confirme cette hypothèse. On y trouve une « Table générale de la classification des maladies » qui fait état d’une épidémie d’ophtalmie à Aurillac en 1746, décrite par un certain « Nobleville » et dont on peut lire la transcription sous la cote 828. Malheureusement, ce tome se termine par la cote 599 avec l’épidémie de fièvre scarlatine qui a touché Copenhague en 1787.
L’auteur de cette bibliographie, dont on ignore s’il était lui-même médecin, ou peut-être étudiant en médecine, a réalisé un remarquable travail de recherche. Ce document se présente, dans un premier temps, sous la forme d’une bibliographie classique avec une liste d’auteurs et d’ouvrages classés par maladies infectieuses. Elle ne compte pas moins de 73 pages relatives à la « peste », 7 pages et près de 150 ouvrages à elle seule, mais aussi aux « épidémies catarrhales », aux « fièvres malignes », aux « exanthèmes », « angynes » … A la suite de cette première bibliographie, on trouve plusieurs listes intitulées « Ouvrages à consulter », « Livres lus depuis mon retour », « livres consultés ». Puis on trouve une nouvelle bibliographie toujours classée par maladies. Au total, ce sont plusieurs milliers d’ouvrages de médecine qui sont ainsi référencés. Mais l’auteur ne s’est pas contenté de lister l’ensemble de ces ouvrages, il s’est aussi mis en demeure de transcrire les passages relatifs aux épidémies, compilant ainsi une sorte d’encyclopédie des maladies infectieuses. Par exemple, pour les « Fièvres bilieuses », il retranscrit un passage de l’ouvrage de De Herre sur l’épidémie de Spa (Belgique) en 1629, de Borelly sur celle de Pise (Italie) en 1648 ou encore de de Mattei sur celle de Genève (Suisse) en 1813. Chaque référence porte une cote qui permet ensuite de retrouver la transcription dans le registre. Il y a ainsi 1133 extraits relatant diverses épidémies, principalement européennes, entre le XIVe siècle et le début du XIXe siècle.
On trouve ainsi sous la cote 118, la relation d’une épidémie de dysenterie à Pleaux en 1765 par M. Dapeyron de Cheyssiol. « Cette épidémie due à des aliments corrompus commença dans le cœur de l’été […] sous beaucoup de formes, elle imitait la synoque, elle se transformait en fièvre continue putride, se déguisait en fièvre maligne et paraissait tantôt sous la forme de dysenterie blanche, tantôt sous celle du choléra morbus enlevant le malade du 3 au 7e jour et s’étendant parfois du 14 au 50e. Il est à remarquer que lorsque la maladie attaquait la tête et la poitrine, les intestins étaient moins affectés et de là le pronostic moins fâcheux. Ses symptômes les plus familiers étaient la face hippocratique, le grincement des dents, la langue aride noire, le hoquet, des vomissements énormes, de violentes douleurs à l’estomac, au bas ventre, des tranchées, des épreintes et le tenesme, déjections fréquentes muqueuses et sanguinolentes, syncopes fréquentes, le pouls petit […]. Il survient des exanthèmes, des pustules milliaires, des érysipèles. Souvent les gens les plus pauvres en furent les plus attaqués ». Le tableau clinique des différents symptômes, à la fois précis et détaillé, fait froid dans le dos. M. Dapeyron de Cheyssiol, dont on sait qu’il était médecin à Pleaux, ne peut toutefois se prononcer avec exactitude sur la maladie en cause. Il évoque la dysenterie mais aussi le choléra qui ont des symptômes assez proches. Ce sont deux maladies bactériennes qui se soignent désormais par des antibiotiques. En 1765, à défaut de pouvoir traiter la cause réelle de la maladie, les médecins essaient d’en réduire les effets même si les traitements proposés ne sont pas toujours des plus rassurants. « Les saignées furent bannies, les médecins du pays, dit l’auteur, n’eurent garde d’égorger leurs malades par des phlébotomies multipliées. Les vomitifs d’abord, ensuite les minératifs, les cardiaques et les calmants, le lectuaire de Cartame, le camphre et le quinquina étaient les seuls remèdes, les acides minéraux étaient mortels, les diaphorétiques inutiles, le Kermès à petite dose souvent réitérée, les sels, le scordium, la scorsonère et la salsepareille en boisson, les lavements, les ventouses sèches à l’ épigastre, aux régions ombilicales et hypogastriques furent d’un assez grand secours ainsi que les synapismes et les épispastiques. Cette épidémie dura tout l’été, l’automne et on en vit même les ravages dans le fort de l’hiver de 1766 ».
M. Dapeyron ne fait pas état du nombre de victimes. Toutefois, le registre paroissial de Pleaux semble garder la trace de cette épidémie . Alors qu’on compte en moyenne quatre à cinq actes de sépulture par mois sur l’année 1764 et les premiers mois de 1765, on ne dénombre pas moins de dix-neuf décès sur le seul mois d’octobre 1765, quinze entre le 11 et le 21 octobre, dont presque exclusivement de jeunes enfants.
Cotes ADC : 3 E 228/339
Texte rédigé par Nicolas Laparra
[1] ADC : 27 J 71
[1] ADC : 2 E 153/2