Pêcheurs contre braconniers (1902)
Depuis la Révolution française et l’abolition des privilèges, le droit de pêche n’est plus un droit exclusif. Un décret du 28 novembre 1793 reconnaît « la liberté de pêche pour tous et sur tous les cours d’eau ». Mais, très vite, cette liberté totale entraîne un pillage des rivières et étangs. En conséquence, l’autorité publique doit assez rapidement encadrer et réglementer cette pratique. Dès le 4 mai 1802, une nouvelle loi redonne à l’Etat l’exclusivité du droit de pêche sur les rivières navigables et flottables, appartenant autrefois au Roi. Pour ce qui est des cours d’eau non navigable, en 1805, un avis du Conseil d’État confie la gestion de ce droit aux propriétaires riverains. Faisant suite à ces grands principes régissant le droit de pêche, la première grande loi encadrant la pêche fluviale est votée le 15 avril 1829. Elle réaffirme la liberté de pêche mais réglemente son usage avec notamment le développement de garde-pêches, l’interdiction de certains instruments de pêche et les premières réglementations sur la taille et les espèces capturées. A cette date, la pêche, comme loisir, est encore marginale. Il faut attendre les années 1870 et la Belle Epoque pour qu’elle prenne véritablement son essor, c’est le temps des sociétés de pêche et de la démocratisation.
C’est dans ce contexte qu’est fondée la Société des Pêcheurs à la Ligne de l’Arrondissement d’Aurillac, première du genre dans le département. Facilité par la nouvelle loi de 1901 sur les associations, cette création est une nécessité pour les pêcheurs : « Les associations de pêcheurs répondent au besoin inné de se grouper et de s’unir en vue d’un ou plusieurs buts communs, qu’un pêcheur isolé serait incapable d’atteindre : lutte contre le braconnage et la pollution des eaux, repeuplement des rivières dévastées, exercice en commun du droit de pêche dans les cours d’eau où la location de vastes étendues est très onéreuse. De ce besoin est née l’idée du groupement qui permet de mener tout cela à bien ; d’où la formation des sociétés de pêcheurs, qui ont vu le jour sur tous les coins du territoire national sillonnés par les cours d’eau[1] ». La naissance et la diffusion de ces sociétés va de pair avec une volonté de gérer les ressources piscicoles du pays. Pour Jean-François Malange[2]: « Les liens privilégiés entre pêche à la ligne et pisciculture ne font désormais plus de doute. La pisciculture est l’une des causes premières de la naissance et de la diffusion des sociétés de pêche à la ligne. […] En effet, le thème du dépeuplement des eaux douces et, plus largement, le souci de la gestion du milieu aquatique sont dans l’essence même des sociétés et en sont, par la même, l’une des causes ».
C’est bien cet objectif que poursuivent à leur tour les pêcheurs aurillacois. A l’initiative de M. Volmerange, inspecteur des Eaux et Forêts, une réunion préparatoire se déroule en mairie d’Aurillac le 19 janvier 1902[3]. Devant une assistance de 150 personnes, il souhaite que la future société lutte contre les empoisonneurs de rivière, offre des primes pour la répression du braconnage ou encore, encourage la pisciculture. Un bureau provisoire est nommé, chargé de rédiger les futurs statuts qui seront votés le dimanche suivant. Un fascicule de douze pages, présentant la composition administrative de la société, les 14 articles des statuts et des extraits des lois et règlements relatifs à la pêche fluviale est ainsi édité. L’article II énonce les principaux buts de la société : « 1° de concourir comme auxiliaire de l’Etat à l’assainissement et au repeuplement des rivières et ruisseaux ; 2° d’aider pour tous les moyens légaux à la répression du braconnage et en particulier de l’empoisonnement ; 3° d’étudier les préjudices causés à la pisciculture par l’utilisation agricole et industrielle des eaux ». Les débuts de la société aurillacoise sont prometteurs. Elle compte déjà 310 membres lors de la première assemblée générale du 13 avril 1902, lesquels se sont acquittés de 1200 francs de cotisations, dont la moitié sera reversée comme gratifications aux agents verbalisateurs.
En effet, la lutte contre le braconnage semble être une priorité. Les travaux de Germain Pouget démontrent qu’il est relativement fréquent à cette date dans la région d’Aurillac : « il existe des pêcheurs professionnels qui dévastent le Jordanne, qui est empoisonnée même dans la traversée d’Aurillac (juin 1906 et juillet 1914) ». En témoigne cet « Avis aux ménagères » qu’il relève dans la presse locale : « N’achetez pas de truites empoisonnées, car elles sont malsaines et peuvent, dans certains cas, provoquer des empoisonnements très graves. Soulevez les « oreillons » de la truite. La partie dentelée, appelée « ouïes » ou « branchies », doit être rouge ou rose vif. Dans le cas d’empoisonnement, les ouïes sont d’un blanc crème sale » (10 juillet 1904). Autre extrait d’un article du 21 juillet 1905 : « L’été dernier, une bande de ces pêcheurs endurcis - cinq habitués de la correctionnelle - mit méthodiquement la Cère en coupe réglée, d’Yolet à Lacapelle-Viescamp. La troupe se fixait dans un village qu’elle ne quittait - tout en descendant la cours de la rivière – que lorsque tous les gouffres et « gourgues » des environs étaient complètement dépeuplés. Des témoins affirment que plus d’un quintal de poissons était tous les jours détruit par ces messieurs, et vendu en ville par leurs femmes ». L’usage du poison, en particulier le chlore, et des explosifs, la dynamite, est des plus fréquents. Dans un article paru le 26 février 1902, Victor Lano, membre de la société, estime que « les rivières du département du Cantal, si poissonneuses autrefois, ont été soumises à un tel pillage que, dans la plupart d’entre elles, le poisson a presque disparu » avec pour mot d’ordre « Marchons contre l’ennemi commun : l’empoisonneur ».
Aucune étude sérieuse, quantitative ou qualitative, ne permet d’affirmer ou de contredire l’authenticité d’un tel dépeuplement des rivières à cette époque[4]. En revanche, comme en témoigne la création de cette société de pêche, les pêcheurs aurillacois semblent en être convaincus. Il ne se regroupent pas simplement par passion pour cette pratique mais bien par une volonté commune de protéger les cours d’eau et la ressource piscicole. Jean-François Malange estime « possible de parler de l’apparition d’une conscience écologique, hypothèse qui devra être confirmée ou infirmée par des travaux ultérieurs ».
Cotes ADC : 86 M 1 et 10 JOUR 31.
Texte rédigé par Nicolas Laparra.
[1] Guinot (R.), Les secrets de la pêche à la ligne. Suivi d’un traité d’un traité sur les devoirs des pêcheurs à la ligne, la formation d’une société de pêche, l’organisation d’un concours de pêche, Saint-Etienne, Manufacture française d’armes et cycles, 1929, p. 119.
[2] Malange (J.F.), Pêche à la ligne et gestion des ressources piscicoles, Université de Toulouse, Laboratoire Framespa
[3]Cote ADC : 76 J 77 (Fonds Germain Pouget).
[4] Malange (J.F.), Pêche à la ligne et gestion des ressources piscicoles, Université de Toulouse, Laboratoire Framespa
I