Le carnet de Marion
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Identités villageoises en Haute-Auvergne
Aprogemere et Trizac à l’honneur ! Notre association et la commune de Trizac ont été au cœur des débats lors de la soutenance du doctorat d’histoire de Denys Breysse, le vendredi 12 décembre 2025, à l’Université Bordeaux Montaigne. Le sujet de la recherche, intitulé « Identités villageoises en Haute-Auvergne (Trizac, XVIIème-début XXème siècle), construction, sociabilités et solidarités, tensions », a permis la mise en œuvre d’une approche renouvelée d’histoire rurale.
Les identités individuelles et collectives
Les identités individuelles et collectives ont été étudiées sur le temps long de huit générations, en s’appuyant sur la reconstitution la plus complète possible de 2 962 familles trizacoises. Une méthode classique de démographie historique de reconstitution des familles, la « méthode Henry », a été enrichie pour exploiter au mieux les informations disponibles. Dans chaque famille, les origines et le devenir des parents et les trajectoires suivies par les enfants ont été reconstituées en utilisant les bases de données généalogiques associatives (bases BMD/NMD et bases notaires pour Aprogemere) et commerciales. Cette approche a permis d’améliorer significativement la qualité de reconstitution et de fiabiliser les analyses de démographie historique. Par exemple, de par la pratique de l’héritier privilégié qui régit les transmissions en Haute-Auvergne, il apparaît pertinent de distinguer les couples dont l’un des conjoints est un(e) aîné(e) des couples constitués de deux cadets. Les premiers sont plus sédentaires, attachés à la propriété de leur lignée, et ils font plus d’enfants, les seconds sont plus mobiles et se marient plus tardivement, d’où une descendance plus réduite. La distinction vaut sous l’Ancien Régime mais aussi pour le XIXème siècle, les pratiques inégalitaires de transmission perdurant en dépit de l’égalité devant la loi. Disposer de données fiables permet aussi de replacer chaque individu dans son contexte généalogique, familial et socio-économique. On peut dès lors combiner des approches quantitatives sur l’ensemble de la population et des analyses individuelles qualitatives, plus fines, pour illustrer les comportements répondant à la norme sociale ou ceux qui s’en distinguent.
Dans cette logique, le recours aux sources notariées est précieux et disposer de bases de données indexées constitue un avantage majeur. Ainsi, les contrats de mariage permettent de préciser la nature homogame des unions et de distinguer lequel des deux conjoints est l’héritier de sa lignée, quand l’autre entre en gendre. Un résultat nouveau est la mesure de la fréquence du choix d’une aînée, qui s’avère proche de 50 %. En effet, à Trizac, l’héritier est environ une fois sur deux une héritière, fait qu’avait détecté Rose Duroux mais qui contredit le constat que faisait Abel Poitrineau, dont l’étude pour le XVIIIe siècle était centrée sur la Basse-Auvergne. Il sera intéressant de confronter ce résultat avec les données observables ailleurs dans le Cantal pour préciser l’aire géographique concernée. Les actes de quittance, les baux affermes, les inventaires après décès sont riches en information.
La mobilité et les migrations
Les actes de traité entre parents sont une source précieuse pour analyser les conflits et litiges, et les procurations informent sur la mobilité. La mobilité et les migrations constituent un autre axe essentiel du travail de la thèse. A l’échelle du département, les bases de données d’Aprogemere ont permis d’identifier les origines des conjoints ou leur destination. On a ainsi pu établir les cartes des « aires matrimoniales », pour les hommes et les femmes, arrivant ou quittant leur paroisse d’origine, en confirmant et précisant des résultats bien connus sur le périmètre géographique de ces unions, le plus souvent dans un rayon d’une quinzaine de kilomètres. Mais la mobilité pour des raisons matrimoniales ou professionnelles n’est pas que locale. Les migrations lointaines des Cantaliens ont largement été étudiées (Abel Poitrineau, Rose Duroux, Françoise Raison-Jourde…), mais le travail sur Trizac ouvre de nouvelles pistes. Le recours aux bases de données généalogiques commerciales (Geneanet, Filae…) a permis de rechercher systématiquement la trace des natifs de Trizac dans d’autres territoires. On a ainsi pu identifier plus de 700 unions lointaines de natifs de Trizac, préciser les destinations et la temporalité de ces migrations. Par exemple, avant que les migrations en région parisienne ne se multiplient après 1850-1860, on a identifié 110 unions de Trizacois en Normandie, principalement en Pays de Caux puis à Rouen.

Cette destination n’avait jamais été véritablement identifiée. Ils y sont le plus souvent cordonniers. Ils s’établissent dans des villages ruraux ou se concentrent dans quelques rues de Rouen où ils côtoient d’autres migrants qui leur sont liés par des liens de parenté ou de « communauté de pays » (migrants issus des communes limitrophes). Sur cette base de données, une étude des dynamiques migratoires devient possible, depuis les facteurs économiques ou familiaux qui poussent à la migration jusqu’aux modes d’intégration dans la région d’arrivée. Ici, combiner la reconstitution enrichie des familles et le recours aux bases de données permet donc de renouveler les études migratoires, en travaillant simultanément sur les deux espaces de départ et d’arrivée.
Les identités villageoises
Enfin, pour ce qui relève plus précisément des « identités villageoises », le tableau est relativement restreint sous l’Ancien Régime. L’identité résulte essentiellement des racines et des liens familiaux, du village et du voisinage, de l’appartenance à la communauté trizacoise et de la place dans la pyramide sociale dominée par quelques privilégiés (nobles résidents, clercs, métiers de robe). Au XIXème siècle, la palette des identités s’enrichit progressivement, accompagnant l’ouverture du territoire et la diversification sociale et culturelle.

Le travail a permis de préciser le rythme des changements (alphabétisation, construction des routes, partage des communaux…) et de l’apprécier sous l’angle d’identités renouvelées et plus complexes. Les migrations parisiennes, touchant de près ou de loin toutes les familles, contribuent à transformer la société trizacoise, tout en forgeant de nouveaux critères identitaires, propres à la « colonie auvergnate » de Paris à laquelle les Trizacois appartiennent.
Pour conclure
Tout en s’ancrant profondément dans le territoire du Nord-Cantal, cette étude de la société rurale est, plus qu’une monographie locale, une étude « localisée », décrivant finement en lieu précis des phénomènes et des mécanismes qui touchent plus largement une grande part de la France rurale du XIXème siècle. Si Trizac constitue le territoire de référence de l’étude, l’emploi systématique des bases de données généalogiques, en particulier de celle développée et mise en œuvre par Aprogemere, a permis d’élargir ce cadre aux dimensions réellement pertinentes, celles du territoire national tout entier. La contribution potentielle de telles bases de données aux travaux des historiens a d’ailleurs été reconnue par le jury. De nombreuses pistes de collaborations entre les historiens et une association comme la nôtre pourraient être explorées, dans une logique de ce que l’on appelle en astronomie ou en botanique de « science collaborative ».









